Maintenant que mes règles se terminent, je m'interroge.
J'ai passé un tiers du mois de mars sous l'eau. A me sentir seule au monde puis ensevelie sous les gens, à cauchemarder, pleurer, être en colère, me sentir disparaître, me dire que ma vie est honteuse, que j'ai un problème, que je suis un problème, que B. ne m'aime pas, qu'on ne se reverra plus et mille autres choses illogiques s'engouffrant dans le moindre espace du flou pourtant salvateur en temps normal, que je suis pour mes amies aussi utiles qu'une planche à repasser les lacets et qu'elles n'ont pas besoin de moi, que je les fatigue à babiller et parler et rire et tomber alors qu'on s'aime au point de se faire un tatouage de gang sur la cuisse et traverser ensemble les horreurs, que les gens ne m'aiment pas mais me tolèrent, que je pourrais bien mourir car à quoi bon.
Avec un supplément insomnies, nausées, maux de tête, sueurs, crampes, douleurs, petits malaises.
Donc oui, je m'interroge, maintenant que je me retrouve, à rêver tranquille et me remettre, comment me tenir au jour ?
La médecine ne me propose que des choses qui ne me conviennent pas. Le soulagement chimique, j'en suis revenue. Il s'agit de rendre une patiente fonctionnelle, et pas existante. Effectivement, sous antidépresseurs, ça va mieux, mais tout simplement car je ne suis plus là. Je suis fonctionnelle, je travaille, ne meurs pas. Mais je n'existe pas. Et le reste du mois, ça va, je m'en sors très bien, je n'ai pas de symptômes dépressifs, je vis ma vie, je suis bien, alors pourquoi reprendre un traitement pareil. Il y a aussi la pilule, cocktail exquis dont on connait désormais les multiples bienfaits, mais outre l'envie plutôt moyenne de me bombarder d'hormones, je refuse de vivre de nouveau une sexualité où j'endosse la charge contraceptive. Je n'ai pas de partenaire régulier, pas voulu vivre de nouvelles séductions depuis le printemps dernier, lassée de ces échanges avec des inconnus qui attendent forcément des choses de moi, puis il y avait lui et la fugue plus jolie, le chemin planqué. Ces hommes, il me faut les rencontrer, les attirer, les écouter, les laisser m'évaluer, entrer dans ma vie et la juger, me pâmer, me faire douce, puis ne pas jouir, et surtout ne pas avoir de la tendresse dans du sexe sans attente, la fantaisie, la poésie des échanges, des entrevues. Ne pas être vue, être récréative. Bref, ciao Tinder, je n'y allais d'ailleurs pas pour me sentir séduisante mais pour me sentir normale, bon..., et donc non, pas la pilule, car quand j'étais dans ce schéma de relations, je m'accrochais à ça pour imposer le préservatif. A nos grands âges, ça n'allait toujours pas de soi. Dire que je ne prenais pas la pilule me faisait parfois passer pour une petite irresponsable (j'ai couché avec des prix Nobel, oui), mais ça rendait le préservatif obligatoire pour une autre raison que la fertilité permanente de l'homme. Je voulais un amant, pas un projet éducatif, ne tenais donc pas spécialement à remettre ma culotte avant de me lancer dans un discours de vilaine féministe éco-terroriste radicalisée. Et dans tout ça, dans ce contexte, on me dit "Vous ne voulez vraiment pas reprendre la pilule ?", lourd soupir et ordonnance déjà en main, puis rien, mon vide et chaque mois la peur de revivre ça.
Je ne suis pas la seule, une amie m'a dit qu'elle aussi, elle se faisait toujours avoir, avait envie de se foutre sous un train et réalisait ensuite que ses règles arrivaient.
Alors on s'y penche encore : comment me tenir au jour ?
J'ai dépensé 130 euros de produits pharmaceutiques pour trois cycles menstruels. Aucun remboursement possible, et ça ne compte bien sûr pas les lessives de protections hygiéniques lavables, les antidouleurs, les bocaux de soupe car plus la force de rien, les séances de natation que je me discipline à faire aussi pour ça, pour ces dix ou douze jours difficiles, presque invivables. Et ça ne chiffre pas, la douleur, l'impression de sombrer.
J'ai 33 ans et je dois apprendre à gérer ça seule car la science ne s'intéresse pas aux femmes. Ça ne fait que quelques années que les protections hygiéniques conventionnelles sont testées avec du vrai sang : avant que le syndrome prémenstruel soit géré et remboursé, j'ai le temps de souffrir encore un moment, et de gérer ça seule et sans beaucoup d'argent, ce qui élève encore le défi.
Me tenir au jour donc. Je réfléchis. Noter désormais plus scrupuleusement la phase lutéale et ce fumier de SPM. Dire à B. qu'il peut me souffler quand je vais mal que peut-être, les hormones, ça a déjà rendu deux moments ensemble pas super marrants. Me mettre des mémos ici et là. Tenir à jour mon traitement. Refaire une commande de comprimés. Regarder les effets. Surveiller mon cycle.
Mais voilà.
Comment se tenir au jour...
On n'aura pas de congés menstruels, aucun remboursement, mal partout, mais il faudra bien sourire au monsieur qui nous dévisage dans la rue, sinon il murmura "Mal baisée".
On aura le sang et le chagrin, mais faudra bien aller au travail, puis être polie et bien gentille, mal payée, bien taire la souffrance.
Comment se tenir au jour...
Je ne sais pas.
Je vais me tenir à celui-ci. Noter mes prochaines règles. Avaler des magies. Étendre mes serviettes sur la corde à linge. Entrer en convalescence.
Nager, me lover contre l'idée de mon corps qui vit. Me lover dans les strates de palpitations, de désirs, de muscles éprouvés et de soupirs éraillés. Me rassurer du simple fait que mon corps est parfois une souffrance sans remède mais connait aussi le repos, la caresse et l'orgasme. M'autoriser à écrire tout ça, journal de bord des débordements, tout ce quotidien précis qui me semble si trivial et sans poésie, car écrire c'est gagner, m'emparer, c'est ainsi rencontrer les cœurs et les corps, des identités abstraites et d'autres plus certaines, B. et ses compliments radicaux, des solitudes et des incompris. Cet amoureux passé m'a dit, "Tu pourrais écrire ta liste de courses que ce serait passionnant", alors écrire mon sang. Écrire, et être victorieuse des jours tombés. Nager donc, et écrire : je peux aussi garder pied en poussant simplement mes orteils contre le mur de la piscine, me propulser, encore et encore et encore, entre les lignes et les dactylographies.